Page 30 - C'est la Faute aux Oiseaux
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d’intellectuels distingués. Le sol cimenté du hall de l’usine n’était pas absolument plat comme

        le montrait fort bien la règle posée dessus. Toute mesure précise étant impossible dans de telles
        conditions, la solution urgente apparaissait clairement : commander un robuste plancher à la me-
        nuiserie de l’usine, décharger l’avion, regonfler pneus et amortisseurs, mettre en place, recharger,
        dégonfler et relancer le concert des instruments à bulle et à fil, nous repartions pour une nouvelle
        quinzaine sans aucune certitude de jamais capturer cette sorte de Dahu qu’est la garde de l’hélice.

        Personne n’ayant jamais vu un aérodrome absolument plan, parcouru à pleine charge par un
        avion en ligne de vol idéal, scientifique et calculée, avec ses deux amortisseurs et ses deux
        pneus dégonflés, une évidence s’impose soudain à mon esprit : dans ce hall d’usine il n’y a pas
        plus d’ingénieurs du STAé que de beurre en branche, il s’agit forcément de deux fous évadés de
        Sainte-Anne. Comme Osselin, Romégous et, généralement, l’équipe Caudron ne semblent pas
        partager mon point de vue, je file chez Hispano à Bois- Colombes. J’y suis reçu par mon ami Louis
        Massuger à qui je vide mon sac avec la fougue peu conformiste de mes 19 ans et je termine en lui
        assurant que je vais acheter un avion anglais pour échapper aux évadés de Sainte-Anne mesu-
        reurs de garde d’hélice ! Louis Massuger m’écoute en souriant, avec le calme serin des vieilles
        troupes : – Bien sûr, bien sûr tout cela est un peu agaçant, un peu contrariant et un avion anglais
        ça vole, ça vole tant bien que mal mis enfin ça vole. Je vois bien d’où vient le faux problème de

        votre garde d’hélice. Je propose que vous alliez tranquillement passer la soirée à Paris et que
        vous alliez à Guyancourt demain en fin de matinée, je serais bien surpris si votre avion ne vous
        était pas livré immédiatement. Un somptueux coupé Hispano me ramena à Paris, un peu soulagé
        d’une rogne trop longtemps rentrée.
        Le treizième jour, en fin de matinée, j’arrive à Guyancourt au moment ou mon excellent ami
        Clément s’y pose aux commandes du F-AMMS. Clément m’explique qu’une note du STAé

        étant parvenue par porteur à l’usine on a immédiatement arrêté l’opération mesure de la garde
        de l’hélice et il me remet un document précisant que : L’hélice Levasseur 454 ML montée sur
        l’avion C.289/9 F-AMMS ne pourra en aucun cas être montée sur un autre appareil du même
        type... Comprenne qui pourra !
        C’est au pied du Sphinx que se terminera cette histoire. Le 16 décembre 1934, je pose le F-AMMS
        sur l’aérodrome d’Almaza, près du Caire. Je roule dans une sorte de parking au sol recouvert de
        sable lorsqu’une roue passe sur un fer à béton qui s’y trouve enfoui, une extrémité du fer rond se

        dresse hors du sable, tel un cobra, et le bout d’une pale de l’hélice Levasseur 454 ML vient s’y
        déchiqueter sur dix bons centimètres. Fort heureusement, un excellent mécanicien de mes amis,
        Joseph Olaya (Pépico), se trouvait être de passage au Caire ce jour là. Pépico alla chercher sa
        boite à clous et se mit au travail. Sans se frapper le moins du monde, il ampute à la scie la pale
        endommagée en enlevant dix centimètres de métal déchiqueté, puis il se livre à la même opéra-
        tion sur la pale indemne. Après quoi il joue de la râpe, de la lime, de la toile-émeri, puis de légers
        abrasifs pour reconstituer impeccablement les extrémités des deux pales. Après achèvement du
        travail, l’intervention de Pépico est indécelable : l’hélice est comme sortant d’usine !

        Mise en route du moteur. Point fixe : 1 900 t/m comme toujours. Décollage, montée : rien de
        changé. Pallier pleins gaz : 2 000 t/m comme d’habitude. Vitesse indiquée inchangée et aucune
        vibration perceptible. Cette hélice amputée de vingt centimètres poursuivra sa carrière sans jamais
        faire parler d’elle. Un jour, j’expose cette affaire chez Levasseur et on me répond : – Après tout,
        on ne sait pas très bien ce qui se passe en bout de pale sur cette hélice là et que sans doute, dans
        ce cas particulier, les vingt centimètres enlevés ne servaient absolument à rien ! En les enlevant
        Pépico avait sérieusement amélioré la garde de l’hélice.


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